CHAPITRE XIX
Chroniques mytanes (extraits).
« Commentaires », de Danel.
Nous possédons peu de documents écrits proprement mytans, qu'ils soient informatiques, du temps de l'Imperium, ou manuscrits, après l'abandon de la colonie, et la plupart, sous prétexte de conservation, sont détenus « confidentiellement » par la Commission Éthique. L'un d'entre eux, pourtant, peut être consulté par tout un chacun à la mnémothèque de la Cité Homéocrate : le Journal de Jeury de Lande-Isle, qui ressemble peu à un journal, puisque dépourvu de toute date et truffé d'effets stylistiques. Des milliers d'étudiants ont planché nuit et jour sur cette relique, considérée tant d'un point de vue littéraire que sous des contraintes historiques ou sociologiques ; et beaucoup, en exergue à leur travail, ont noté, souvent sans commentaire, cette phrase de l'écrivain : « Pour l'Homme, Mytale est l'occasion de jouer à Dieu ; mais quelque chose, ici, joue beaucoup mieux que lui, de lui, et cela est comparable à un ordinateur : jamais d'erreur, mais pas un soupçon d'intelligence. »
L'interprétation communément admise est que l'analogie désigne Mytale en tant qu'agent mutagène… Ce n'est pas incompatible avec son sens littéral !
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Audham détestait la déception. Rib ne l'avait pas contactée avant qu'ils embarquassent sur la jonque de Nend lorpal em Wist-Saraz, et c'était autant une frustration qu'une déception.
Elle détestait aussi qu'on jouât avec ses nerfs. Rib était à bord du bateau. Il remontait avec Nend par le cap et la côte ouest pour rencontrer, plus tranquillement, Lyd lorpal en Lagun et rentrer à Sal-la Danid après un détour par le fief d'Ajina-myste.
— Je fais du tourisme politique, expliqua-t-il avec amusement. J'ai déjà vu Rag. Il n'y a rien à tirer de lui avant quelques mois, il est complètement paniqué. Ajina est fermée à tout, c'est au mieux une boule de haine. J'essaie de ne pas m'aliéner les deux autres… En fait, Lyd est un ami et Nend un proche de San Saïvi. Nous nous comprenons… à défaut de nous entendre.
— J'en ai la cuisse qui s'embellit, tenta d'abréger Audh.
Mais Rib ne se laissa pas dévier.
— Saraz n'est pas une illusion, Audh-ille, l'illusion c'est ce que chacun croit qu'elle va devenir. Ainsi, tous vont m'ignorer, sinon s'empresser de m'enfermer dans le Haut Sa-Bann. Pourtant, ma juridiction représente la moitié du continent et sera bientôt plus peuplée que Tann-Tori. Ils ne le voient pas, à part Kenon et San Saïvi que cela arrange, et je fricote avec eux pour conquérir une autre indépendance : celle de l'utopie none.
— Utopie ?
Audh ne pouvait s'empêcher d'écouter et de réagir.
— J'aime ce mot parce qu'il me couvre. (Le myste brassa l'air à deux mains.) Rib veut de la glace, des montagnes et des a-mutes… Mais bien sûr, mon ami, tout ce que vous souhaitez, si c'est tout ce que vous souhaitez. Justement, c'est ce que je m'efforce de prouver, sans peine d'ailleurs, puisque c'est l'expression la plus exacte de la réalité. (Son sourire s'élargit.) Dans deux ans, la Citadelle aura son tampon entre Island et Ad-Anevraz ; dans cinq, Saraz aura le sien entre Island et le Med-Sa-Bann : Rib et ses nones. Avouez que cette aubaine, pour le moins inespérée, est une bonne farce !
Audh était d'un naturel facétieux : elle était prête à convenir de toutes les farces. Néanmoins, elle avait d'autres préoccupations en tête.
— J'en frémis de contentement, dit-elle. Zut, Rib, j'ai besoin de savoir dans quoi je me jette !
Cette discussion avait eu lieu dans la première heure du voyage, sur le pont de proue. Aujourd'hui, à la veille d'arriver, ils la poursuivaient dans ce que Nend appelait la « cabine d'apparat », juste sous le château de poupe, qu'il avait allouée à son pair de Sal-la Danid. C'était un salon écœurant, d'une richesse typiquement myste : il y avait trop de tout partout, des meubles de toute taille, de toutes sortes, de quoi chauffer Tann-Tori pour le siècle, des bibelots à organiser un jeu de massacre pour aveugles, des fourrures à faire une allergie au poil d'insecte, des tapis à s'arracher le cal sous les pieds, des couleurs à devenir daltonien par overdose. C'était de la profusion d'étalage, aussi luxuriante qu'une forêt-conscience, vierge à s'en faire castrer, aussi décorative et ragoûtante qu'un troupeau de mouches sur une escalope de douze ans d'âge. Audh ne vomissait pas, par politesse, mais elle se promettait, en sortant, de se laver les yeux avec du citron, pour oublier.
— Vous auriez dû garder le ksin, se rappela Rib à son attention.
— Pour vous permettre d'observer la symbiose ? Je ne me sens toujours pas ille, mais je pense qu'Island a raison de préserver le secret de sa liberté.
— J'en ai « observé » assez, comme vous dites, mais ce n'était pas mon propos.
— Assez, hein ? Je ne le crois pas, et Island avec moi.
— Votre surprise n'en sera que plus délicieuse. (Il était difficile d'être plus confiant que Rib.) Voyez : comme Lodh Ilodi Lodj, je vous considère en tant qu'ille, mais comme lui je sais que c'est traîtreusement inexact, et c'est pour cette raison que vous auriez dû conserver Liet'.
— Fyrh en avait plus besoin que moi et vous me servez de ksin. (Audh pouffa ; l'image était cocasse.) Rib-ksin.
— Présentement, oui, et votre générosité est… exemplaire, mais je suis un enfant pour Nadija, un gosse bredouillant à peine plus doué qu'un warsh en matière de psionique, et il m'éliminera d'une chiquenaude. Je ne suis pas convaincu que les illes pensent sérieusement que vous ayez la moindre chance. Ils vous envoient à une mort certaine… peut-être parce qu'ils estiment que, lorsque Nadija vous aura arraché les coordonnées hyper-spatiales qui lui manquent pour expédier des sy sur vos mondes, votre Fédération n'éprouvera aucune difficulté à écraser les evres et leurs armadas warshes.
— Oh ça, sûrement pas ! S'il y a une chose que redoutent les illes, c'est bien l'intervention fédérale sur Mytale. (Audham était sûre de son fait.) Non, cherchez plutôt du côté d'un barrage qui les empêcherait d'approcher ce super-myste, un barrage qu'il me laisserait franchir pour parvenir à ses fins, ce qui leur permettrait de le trucider tranquillement.
Rib approuva de la tête. C'était plausible.
— Pour répondre à votre question, reprit-il, je vous aiderai jusqu'à la Citadelle sans trop de difficultés. Après, même avant que Nadija vous détecte, ce sera plus hasardeux : trop de mes semblables là-bas me sont supérieurs.
Ils restèrent un moment silencieux, comme par respect d'un destin qu'ils ne voulaient pas reconnaître inéluctable, puis Audh changea de sujet :
— Avez-vous essayé de lire Fyrh après la mort de Tag' ?
— Non. (Rib souriait.) Mais pouvez-vous croire une chose pareille ?
Elle lui retourna son sourire et acquiesça d'un clignement de paupières.
— Ryline dit que vous ne trichez jamais. C'est pour cela, n'est-ce pas ?
— Si l'on veut… Disons que je ne triche pas parce que j'ai besoin de l'honnêteté des autres. (Rib était le sujet dont Rib aimait le moins parler. Il l'écarta.) Vous avez le bonjour de Sastiss.
— Merci, retournez-le-lui. Comment se débrouille-t-il ?
Le myste rit.
— Pas « Comment va-t-il ? » ni « Que devient-il ? ». Vous ne ratez jamais une occasion, n'est-ce pas ?
— Rarement.
— Sastiss accomplit méticuleusement son métier d'ami de tous les parias, Audham, et s'adonne généreusement à son hobby d'ami d'un lorpal un peu fou. Il continue à faire semblant de me cacher ce que je sais et je continue à faire semblant de lui taire nos relations communes, mais le jeu s'émousse et nous étalerons bientôt nos clandestinités réciproques au grand jour. Nous partageons déjà beaucoup de secrets.
— Je m'en suis aperçue. (Elle revint à leur premier sujet.) Croyez-vous que Fyrh va s'en sortir ?
— Oui. Vous aussi… Pourquoi poser cette question ?
— Que pensez-vous de mon opinion sur lui, sur Lodh et, à moindre titre, sur Path ?
L'analyse d'un expert en psychosociologie formé à la meilleure école fédérale… De quoi doutait-elle ? Pour les avoir lus à la source, Rib connaissait bien ses arguments et ses conclusions. Or rien n'y était discutable. Alors pourquoi avait-elle besoin d'un œil extérieur ?
— Je ne saisis pas le sens profond de votre question, Audham. D'une certaine façon, Lodh n'est plus ille, Fyrh ne peut plus l'être et vous changerez aussi cette Path Oupatou Patj, comme vous avez fait évoluer Iyoti et Aden… À votre contact, la différenciation ille-none s'amenuise, j'en suis convaincu et je m'en réjouis. Qu'est-ce qui vous gêne ?
Audh s'extirpa du fauteuil trop profond dans lequel elle s'ankylosait et se dirigea vers la porte. Pour cette fois, l'entretien était terminé ; elle ne désirait pas aller plus loin, ne fût-ce que parce qu'elle n'était pas certaine de pouvoir expliquer ses craintes au myste.
— Des craintes ? l'exhorta-t-il en toute indiscrétion.
Elle appuya la main sur la poignée du battant et se ravisa, pour retarder sa sortie.
— Fyrh me suivra, parce que dans son sens débile de l'honneur, il croit me devoir le reste de son existence. Il suffirait d'un rien pour que Lodh renonce à jamais à Island… Qu'Island me sacrifie, par exemple, ou qu'elle se verrouille aux nones au moment où elle doit s'ouvrir. J'ai compris le rôle de Ryline vis-à-vis de son peuple…
— Pardon ?
— Je peux penser sur plusieurs plans et vous cacher l'un d'entre eux, Rib. Laissez-moi finir. Ryline est en train de tomber amoureuse de Lodh, et il suffirait que je lui lâche la queue pour que lui aussi se découvre un penchant définitif pour elle.
— Lodh est amoureux de vous.
— Et alors ? Ne peut-on aimer qu'une personne à la fois ? Ces deux-là finiront par réaliser une union qu'Island voudra détruire et que les nones protégeront coûte que coûte. (Elle était plus soucieuse que songeuse.) Mes craintes, Rib-myste ? C'est qu'à cause de moi les illes et les nones s'entre-déchirent, que les illes entre eux se déchirent, que les nones se divisent. Et qui, encore ? Je vais déjà traîner deux blindés à mes basques : Seddhi et Haÿn. Et combien en emporterai-je d'autres ? Ne suis-je que cette Mort qui hante Nadija Sin ?
— C'est votre nature et, partant, votre destin.
Audh souffla du nez.
— Oui, c'est le rôle que vous m'avez donné. Ne croyez pas que je suis aveugle, Rib. Vous ne me laissez faire que ce qui vous arrange. Aussi, je voulais vous prévenir : même moi, je n'ai pas le contrôle de ça, alors vous…
Elle sortit sur l'éclat de rire du myste, mais il ne la laissa pas se dérober sur cette insolence gratuite. Pour la première fois, il émit jusqu'à ses neurones et parla directement en elle :
« Vous vous en sortez très bien et vous le savez. Votre inquiétude ne vient pas des risques que vous faites courir à tout le monde, ni de la catastrophe qui pourrait s'ensuivre, mais de l'attachement qui grandit en vous pour tous ces Mytans et qui éloigne Thalie de façon de plus en plus irrémédiable. Island sait que vous êtes coincée ici, les nones le savent et moi aussi. Il ne se trouve que vous pour refuser de l'admettre. Or vous êtes une positiviste née, donc vous vous cherchez de quoi rester volontairement. C'est bien, Audham, c'est pour cela qu'on vous aime. Seulement ce sont des soucis inutiles : Nadija Sin vous attend, et lui, il niera que vous ayez jamais eu le moindre choix. »
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Sur le pont, Haÿn racontait à Ryline la requête de Lodh-ille au Conseil de Chasse. Il racontait bien, elle était pliée de rire et même Lodh s'amusait à entendre sa version. À quelques mètres d'eux, sous l'œil effaré de Path, Seddhi jouait, les griffes de Liet' plantées dans son poitrail chitineux, avec la boule de poil qui s'escrimait à entamer ce blindage trop coriace pour elle.
Haÿn et Seddhi étaient hors-caste, maintenant, Avanan l'avait exigé et do-Kesif avait cédé. Ils étaient contraints de fuir Saraz et d'espérer que leur réputation d'a-warsches ne les précédât pas en Ad-Anevraz. Lodh leur avait fait une promesse d'ille : personne ne revendiquerait leur giboyage sans avoir auparavant occis Min' et Lodh-ille. Curieusement, malgré quelques vieux relents de noble éducation, sa promesse n'était le prix d'aucune dette. Il s'était ouvert à Mytale et aspirait à des amitiés nouvelles.
Lodh-ille, sur lequel le regard de Ryline revenait comme un pendule.
Lodh-ille, qui tournait régulièrement la tête vers Fyrh et dont les yeux s'embuaient d'une joie pathétique.
Bon sang, ce bonheur-là, Audh était heureuse à se faire péter les glandes lacrymales de le lui avoir offert ! Comme de cet autre bonheur purement égoïste qu'elle ressentait à contempler Fyrh, squelettique mais vivant, triste mais vivant, épuisé mais vivant, adossé au grand mât, le visage au ciel et les yeux loin, loin, loin mais tournés vers l'existence. Dire qu'elle l'avait détesté et qu'il lui fournirait encore de multiples occasions de retenir laborieusement une gifle !
Le regard de Fyrh-ille était perdu à des distances qu'aucun souvenir ne lui permettrait de franchir, mais il la vit et deux étoiles s'allumèrent dans ses prunelles. Cette reconnaissance insupportable était si puissante que même le bois du bateau devait la ressentir et que chaque molécule de l'air marin la véhiculait. La brise traversa le pont et Liet' s'arracha des battoirs de Seddhi pour se précipiter vers l'ille.
Fyrh n'était pas encore en état de faire beaucoup de mouvements, mais il y en avait un qu'il accomplissait toujours très vite et sans effort : ouvrir les bras et les mains pour accueillir boule de poil et l'attraper en plein vol quand elle se jetait sur lui.
« Tu es une sentimentale qui se complaît dans la caricature, ma fille », se dit Audh. Puis elle se demanda ce que serait cet épouvantail, Nadija Sin, quand elle l'aurait en face d'elle.
FIN